Presse/Economie La censure n’est plus politique! |
L'Economiste 18/01/2007 |
«Gouvernance», «compétitivité», «flexibilité», etc. Que de vocabulaire propre à l’économie repris largement par les journaux. Pascal Durand, écrivain et professeur belge, pense que c’est une nouvelle forme de langue de bois. Il appelle cela «la censure invisible». C’est le thème d’une conférence qu’il a animé à l’Institut supérieur de l’Information et de la communication (Isic) à Rabat. · L’Economiste: Vous préparez un livre qui répertorie 150 expressions de langue de bois journalistique. Quelles sont les plus fréquentes? - Pascal Durand: La langue de bois ne concerne pas le seul discours journalistique, mais l’ensemble du discours politique. L’économisme ambiant tend à imposer l’entreprise, le marché, le libre-échange comme normes non seulement économiques, mais également sociales, et réduit donc la politique à une gestion ou à une administration de ressources. De cet économisme témoignent par exemple des mots ou expressions tels que «capital humain», «globalisation», «employabilité», «compétitivité», «flexibilité», «plan stratégique», etc. Un autre répertoire très prégnant est celui qui tend à imposer au personnel politique et à leur programme le vocabulaire de l’expertise et de la technologie: le mot le plus significatif à cet égard est celui de «gouvernance», importé du lexique du management et de la gestion des entreprises. Cette «gouvernance» réduit l’action politique à l’organisation technocratique de «solutions» à des «problèmes», tels que le chômage par exemple. Dans le même sens, l’argument le plus souvent entendu pour justifier la vision «expertocratique» du pouvoir est celui de la «complexité» ou d’un «monde de plus en plus complexe», dans lequel l’action politique consiste à administrer rationnellement un Etat réduit à un système, à des rouages, à des fonctionnements mécaniques. Cette double imposition du discours de l’économie et de l’expertise est l’un des dangers qui menacent la démocratie. La chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’utopie communiste, la montée en puissance d’un hypercapitalisme planétaire ont en quelque sorte trouvé leur répondant dans un lexique qui traduit une vision politique froide, mettant le citoyen en congé de la sphère publique. · Lors de votre conférence, vous avez dit qu’il ne faudrait pas que «la censure invisible» remplace la censure politique au Maroc. Qu’entendez-vous par là? - Ce que j’appelle «censure invisible» est la soumission inconsciente à ce qu’il est convenu d’appeler une «pensée unique», s’exprimant dans un vocabulaire et un mode de construction du monde. Si la presse au Maroc conquiert sa liberté politique, se modernise en suivant l’exemple de la presse européenne et française en particulier, il ne faudrait pas que sa modernisation l’incite à donner dans tous les clichés de la pensée dominante, telle qu’elle s’est imposée dans les démocraties postindustrielles. La modernité en Europe a sa face d’ombre: celle de l’économisme tout puissant. Et l’important serait que journalistes marocains et journalistes d’Europe conjuguent leurs efforts pour lutter contre la réduction de la presse, non plus à une officine du pouvoir politique, mais à une officine au service d’une pensée de marché. · Le débat au Maroc est encore limité à la censure politique. Qu’en est-il de la censure, plus insidieuse, que pose les impératifs commerciaux? - La dissociation entre politique et économie constitue l’un des effets de censure ou d’occultation les moins vus, parce qu’elle tend aujourd’hui à s’imposer comme allant de soi. Economie et Etat ne sont pas deux forces opposées ou extérieures l’une à l’autre: du politique est en jeu dans les choix économiques, et toute économie est politique. Ceci étant dit, l’erreur serait de s’en tenir à la censure proprement politique, au poids du pouvoir gouvernemental. La presse, les médias, l’école, l’université sont aussi les cibles d’une surveillance proprement économique, prenant la forme tantôt d’un projet de refonte relevant d’une froide rationalité économique (rationalisation, libéralisation, privatisation, etc.), tantôt de la compétition proprement commerciale dans laquelle ces institutions, dont la presse, se trouvent plongées. L’effet de cette compétition ne contribue pas, contrairement à l’opinion reçue, à une diversité de l’offre médiatique, mais au contraire à une chasse à l’audience, au succès qui font que les mêmes recettes sont mises en oeuvre. Le monde des médias tend ainsi de plus en plus à se modeler sur celui d’une information commerciale, destinée à séduire le plus grand nombre, au profit des annonceurs qui contribuent au financement des journaux. · Au Maroc, la majorité des ressources d’un journal francophone proviennent de la publicité. Dans ce contexte, comment s’affranchir du contrôle des annonceurs? - Un journal financé par la publicité vend des lecteurs à des annonceurs, autant qu’il vend de l’information à ses lecteurs. Le contrôle des publicitaires sur le journal passe moins par des pressions directes sur les thématiques abordées dans le journal que par une pression indirecte. Celle de la course à l’audience, au sensationnel, au spectaculaire, à l’information spectacle plus qu’à l’information construite, recoupée, distanciée.
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3.3.07
Théâtre des Roches-Noires: Quel spectacle! | |
L'Economiste du 28/02/2007 | |
· Un show annulé au bout de plusieurs jours de préparation · Loupés dans la sono, l’alimentation électrique… · Une véritable débâcle aux frais du contribuable Dimanche 11 février, Théâtre Mohammed VI, Les Roches-Noires à Casa, en milieu de matinée. Une soixantaine de jeunes artistes sont sous le choc. On vient de leur annoncer l’annulation du spectacle qu’ils préparaient depuis 12 jours. L’émotion est palpable, un fonctionnaire se cherche un prétexte et ose la provocation. «Vous ne voulez pas travailler!», lance-t-il en sortant du théâtre. Il fuira finalement escorté par la police. Mahmoud, un styliste marocain, arrache des murs les listes des ordres de passage pour les répétitions. Le metteur en scène affirme que c’est la première fois dans sa longue carrière qu’il est obligé d’annuler un spectacle. Les Marocains se sentent tout petits. «C’est le genre de choses qui n’arrivent que chez nous», lancent-ils, dépités. Les raisons de l’annulation: une défaillance dans le système électrique. En début de journée, Damien, ingénieur lumière, a été électrocuté, sans graves séquelles heureusement. · Pas de plans Il est presque 14 heures, moment de la dernière répétition générale précédant la présentation de 20h30. L’équipe a déjà cumulé beaucoup de retard, depuis son arrivée à Casa quatre jours auparavant. Le matériel adéquat n’arrive toujours pas. Jean-Michel Frère, le metteur en scène, s’impatiente: «Même si le problème technique est réglé, pensez-vous qu’artistiquement c’est faisable?», s’adresse-t-il à la troupe. «Généralement, c’est la technique qui s’accommode à l’artistique; là, c’est le contraire», lance Momo Merhari, de l’association L’EAC L’Boulevard, coorganisateur partenaire de «Naïda». Il fait référence au problème de sonorisation qui n’avait toujours pas été réglé. Autre exemple: le metteur en scène avait demandé les plans de la salle pour élaborer la scénographie; le théâtre n’en disposait pas. Le directeur du théâtre, Hicham Abkari, s’en défend: «C’est à l’organisateur de procéder au “repérage”: au moyen d’un rayon laser, ils prennent les mesures pour élaborer un croquis qui servira pour la scénographie». Rappelons que ce théâtre a coûté la bagatelle de 65 millions de dirhams et qu’il aura fallu 15 ans pour le construire, à cause des multiples arrêts de chantier dus à la mauvaise gestion du dossier par l’ex-président de la Commune, Abdelmoughit Slimani. Qui est le responsable de la débâcle? Tout le monde se rejette la responsabilité. Hicham Abkari estime que sa salle répond aux normes techniques. «Des bureaux d’études l’ont attesté», renchérit-il. Selon lui, si problème il y a, il provient du matériel loué. Décryptez: du prestataire de service auquel on a confié le marché. Ce dernier se défend d’être tenu pour responsable: «ils veulent un bouc émissaire; le plus facile est de tout coller sur la société privée», confie un responsable sur les lieux. C’est le ministère marocain de la Culture qui a procédé au choix du prestataire de service. «Une commission a choisi la société, sur la base de la fiche technique fournie par le Bureau international de la jeunesse -BIJ, partenaire belge. Notre critère était la recherche du meilleur rapport qualité/prix. On s’est adressé à des professionnels qui ont fait leurs preuves», déclare Amal Saïd, responsable du ministère de la Culture. Pourtant, selon nos sources, des sociétés plus qualifiées ont été proposées, mais le ministère a préféré s’en tenir à son choix. · Déception Du côté du BIJ, la déception est manifeste. La directrice, Laurence Hermand, tente d’obtenir une décharge du ministère attestant qu’il n’y a aucun risque d’électrocution, mais personne apparemment n’est prêt à prendre ce risque. Elle positive quand même: «L’important, c’est la rencontre. Le spectacle n’est que la cerise sur le gâteau». Ce qui ne l’empêche pas de fondre en larmes sous le coup de l’émotion. Durant le débriefing de la soirée, Mounia Nejjar, directrice du Livre au ministère de la Culture, apporte une lueur d’espoir: «Je vous fais la promesse solennelle que le spectacle aura lieu, d’abord en Belgique en juillet 2007, puis au Maroc, en septembre de la même année, au Théâtre Mohammed-V à Rabat». En attendant, c’est l’argent du contribuable qui n’a servi à rien. Le ministère de la Culture a pris en charge la totalité des frais (hébergement, matériel, nourriture, etc.) de 60 artistes, excepté les billets d’avion. Un responsable du ministère a même osé déclarer: «On a tout l’avenir devant nous pour faire le spectacle». Sans commentaire.
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